dimanche 19 mars 2023

TECHNOLOGIE, Philosophie, Empirisme

"Il y a ce qu’il faudrait appeler des usages hallucinés de la technologie. Ils sont de deux sortes. La première est l’« Idéalisme technologique », « technologisme généralisé » ou « Tout-technologie théorique ». C’est une tendance diffuse : dans le sens commun, chez les philosophes qui décrivent les systèmes techniques comme des totalités autonomes en expansion ; enfin chez Nietzsche et certains de ses continuateurs qui généralisent le modèle machinique... C’est l’idée que la technologie forme un système illimité mais clos, auto-reproducteur, et qui devient co-extensif à la vie ou qui épuise le réel. Le tout-machine en quelque sorte, le fantasme revenu ou la parousie de Moloch. La seconde est « l’empirisme technologique » des économiste, des sociologues, des psychologues, des technologues professionnels... Ils projettent sur l’expérience phénoménale immédiate de l’instrument le regard objectivant de l’ingénieur (comment le fabriquer ? le réparer ?), de l’économiste (combien coûte-t-il ?), de l’artiste, etc., et manquent l’expérience actuelle et réelle du fonctionnement ou de l’ustensilité se déployant comme continuum technologique. Et dans le meilleur des cas, lorsqu’ils éprouvent le technologique comme tel, c’est alors pour l’abstraire de son insertion dans l’infrastructure réelle de la science... 
Les philosophes sont les manipulateurs du technologique comme tel, et ils supposent donné avec lui le scientifique qu’ils réquisitionnent subrepticement tout en le déniant puisqu’ils ne peuvent l’apercevoir dans leur horizon, dans l’abri des préjugés gréco-ontologiques qui postulent l’unité du technologique, du philosophique et aussi du scientifique dans le techno-logos. A fortiori, les « sciences humaines » et « sociales » imprégnées du logos gréco-unitaire, négligent l’essence scientifique de la technique... Hallucination (confusion) technologique de la science… et finalement de la technologie elle-même... La philosophie se contente de projeter une image ou une représentation déjà philosophique sur la technique, elle se l’approprie autoritairement et circulairement, la réduisant à être un mode plus ou moins déchu ou déficient de son fonctionnement à elle. Elle pense en général son rapport à la techno-logie selon le système de l’avance/retard. Il y a une avance de la technologie sur la philosophie, un retard de celle-ci sur celle-là qui devient par son avance même son nouvel objet. À partir de là, une double interprétation de ce schéma est possible. Ou bien, comme la philosophie traditionnelle, qui se veut maîtresse de soi et de son objet, on suppose que c’est un simple retard rattrapable, que la philosophie comblera d’autant mieux qu’elle anticipe par vocation les formes a priori, formes essentielles et universelles du savoir, donc aussi du technologos : appelons cette fatuité le technologocentrisme (tautologie de l’Identique). Ou bien on suppose, dans un style plus contemporain, que ce retard est constituant de la philosophie, que celle-ci ne le comblera jamais, qu’il est pour elle un inconscient irréductible qui la tient en haleine. On déconstruira, mais mutuellement ou réciproquement encore (tautologie du Même), la philosophie et la technologie, l’une par l’autre... Mais elle n’excède le technologocentrisme que pour rester dans le délire unitaire du philosophique livré à lui-même hors de son infrastructure scientifique."

LARUELLE, 2020, NET