mardi 28 mars 2023

LIVRE, Bibliothèque, Milieu

Un livre quelconque n’est pas seulement un « objet », sinon pour une écriture, une lecture ou une conservation objectivantes, c’est un mode-attribut, un livre-dimension. Un livre donne son visage, son apparence infinie, sa tenue et sa cohésion à un rayon, comme aussi un rayon à une bibliothèque. N’importe quel lecteur, pour seulement pouvoir lire, pour accomplir ces gestes simples de retirer ou de remettre un livre dans un rayon, doit se laisser affecter par une émotion spécifique qu’il éprouve dès qu’il forme un complexe, un chiasme, une unique chair ou un unique désir avec sa bibliothèque. Il sait alors immédiatement qu’un livre est aussi une dimension qu’il déploie et feuillette interminablement pour y insérer par le milieu un autre livre, tous les autres livres. Pour obtenir le livre (ou la bibliothèque) universel – mais c’est un processus infini – il suffit de prolonger les pages (les rayons de bibliothèque, les colonnes de catalogue) et de porter à l’absolu, sous les conditions absolues qui sont celles de la réversibilité et de la transcendance hiératique du livre, les effets de coupure et de continuité qui ouvrent l’espace de la page (de la ligne ou de la lettre, du rayon, etc. la même structure est a priori valable pour tous les niveaux de l’expérience bibliophilique). N’importe quel livre est agencé sur une syntaxe coupure/association et forme une dimension, un horizon bibliophilique que le pouvoir-écrire, avec son impouvoir ou sa bibliomisie propre, « veut » ou non, agence ou non sur le mode d’un processus positivement interminable. Le pouvoir bibliophilique, pouvoir et impouvoir « du » livre (qui veut, qui peut un livre, tel livre ? que veut, que peut un livre à travers celui qui l’écrit ou le lit ?) a pour objet non plus un livre étendu, une bibliothèque générale, mais un livre divisé ou démultiplié par le milieu, de telle sorte que dans ce livre c’est le milieu, ce qui le partage, le continuant aussi en d’autres et par d’autres. Bibliothèque intense : seul un bibliothécaire spinoziste ou nietzschéen peut entrer dans Le livre comme dans une bibliothèque infinie et travailler à la production du livre comme plan d’immanence universel...
Le livre à venir n’est plus réglé par la contiguïté qu’y mettaient des figures de rhétorique, ni même par une rhétorique généralisée, mais par une réversibilité qui exclut la position de survol, la prise de position en général. Le signifiant et ses figures sont insuffisants pour épuiser le devenir-catalogue du livre et le devenir-livre du catalogue, leur devenir-dimension pour tous les objets du monde, leur devenir-encyclopédie. Ce retrait du livre ou de la bibliothèque universels par rapport à leur effectuation « réelle » ou « empirique », les libère ou les « absente » du monde et les constitue en ces plans d’immanence sur lesquels les écrivains implantent bien autre chose que leurs fantasmes. Le corps fermé et retiré du livre par excellence n’est plus une bibliothèque à signifiant, pas plus que la bibliothèque universelle ne contient des livres. Les fantasmes sont plutôt au-livre, au-milieu-du livre, comme les livres sont plutôt à-la-bibliothèque qu’en elle, bibliothèque proliférante qui ajointe sans cesse à nouveau, latéralement aux anciens, de nouveaux rayons, substance folle pour de nouveaux attributs. Il est aussi impossible de séparer les livres réels et une idéalité « livre » que de poser que seul le livre idéal est le livre réel. Ce sont ces dimensions nouvelles, ces affects nouveaux que le lecteur ou l’écrivain expérimentent pour devenir lecteur ou écrivain et qu’ils apprennent à varier : le livre qui s’écrit écrivant, qui représente un rayon ou une bibliothèque pour un autre livre, la bibliothèque qui représente un livre pour une autre bibliothèque, etc. 

LARUELLE, 2020, NET