mardi 28 mars 2023

LIVRE, Science, Identité

On ne peut définir ce que le livre a de spécifique, voire de radicalement individuel, le distinguer des formations signifiantes et textuelles, le libérer de ses interprétations technologistes et philosophiques que si on le constitue comme objet d’une science... Le livre est constitué d’un ensemble d’identités radicales exigées comme telles par la science, et qui refusent de glisser les unes dans les autres, ou de se connecter topologiquement par leur plus grande distance les unes aux autres. Elles résistent à l’idéal techno-philosophique d’un devenir-livre illimité, sans constituer d’ailleurs par là une structure matérielle fixe et conservatrice... Ce qui gêne les philosophes dans le livre et les rend impatients, c’est l’existence – certes inaperçue d’eux ou oubliée, justement – d’identités réelles et irréductibles, qui ont pour eux l’apparence soit de pleins, soit de ruptures, et qu’ils entendent survoler, se plaçant en tiers pour faire la synthèse ou la connexion des coupures et des continuités... Une science du livre seule peut faire du livre le sujet non-thétique (de) soi, et contraindre l’écrivain, le lecteur, le bibliothécaire à se replacer dans cette expérience radicalement subjective, à devenir ces sujets non-thétiques (du) livre qui n’ont pas besoin de le « poser » et de le « sur-voler », de se l’approprier et de le réfléchir.

LARUELLE, 2020, NET 

LIVRE, Machine, Pensée

Le livre pense, il y a une pensée du livre... a ) par son côté technologique, le livre est une machine qui pense autant que la philosophie, pourvu qu’il ne soit pas considéré abstraitement, mais replongé dans les continuités technologiques... b ) par son infrastructure, il pense encore, mais c’est l’homme cette fois-ci qui pense en dernière instance en lui, d’une pensée non-thétique (de) soi. En réalité, l’homme, comme Un, est l’infrastructure réelle du livre. Le livre pense parce qu’il est investi par la subjectivité radicale de la science. Cet homme, ce sujet non-thétique (du) livre, est un homme sans qualités ou attributs ; ni auteur, ni lecteur, ni bibliothécaire : « l’homme sans qualités est le sujet réel (du) livre… ». Corollaire : le sujet ou l’homme ne s’aliène pas dans le livre – pas plus que dans n’importe quelle machine... 
En quoi le livre est-il une machine qui pense ? Si c’est une machine, on peut toujours poser la question : peut-elle simuler, au moins, et de manière indécidable, une pensée humaine ?... Mais il y a aussi un corollaire – plus banal – de cette question : peut-on simuler, par des moyens dits artificiels, le livre, ses effets et ses affects ?... Si le livre est lui-même une machine, il y a toutes les raisons de supposer possible l’agencement d’une machine plus puissante et suffisamment universelle pour imiter le livre ? La première et principale question exige une réponse de type critique. En général – pour le livre comme pour n’importe quelle machine – la question est mal posée : de manière abstraite ou tronquée qui témoigne de la stratégie traditionnelle du philosophe sur les machines. La question elle-même est abusive : on pose le problème en termes de concurrence et de hiérarchie entre un homme auquel on accorde subrepticement toute l’intelligence possible et toute la philosophie possible, toutes les possibilités de ce que l’on suppose être l’essence de la pensée ; mais à la machine on n’accorde que sa solitude : justement on abstrait du continuum techno-biblio-logique une machine. Or une ou la machine n’existe pas, ni comme chose ni comme concept : n’existent que des continuums dispersés de machines « partielles ». Et de ce point de vue, la partie est beaucoup plus égale. Il faut même accorder que les machines, leurs réseaux pensent aussi bien, non pas que l’homme lui-même – car savons-nous ce que c’est que l’homme, le sujet ? – mais que, dans l’homme, la philosophie. Les réseaux technologiques et les réseaux philosophiques, voilà ce qui est comparable : le reste est abstrait.

LARUELLE, 2020, NET 

LIVRE, Science, Un

Que fait une science en général à l’égard de son objet, que ferait la bibliologie à l’égard du livre ?... Pas de science sans cette triple postulation : 1. mise entre parenthèses de la philosophie et de la rationalité technologique ; 2. réalité, extériorité et stabilité sous leur forme absolue et non historique ou historiale ; 3. caractère non- « matériel », non- « primaire » ou transcendant, de celles-ci) ? Y-a-t-il une expérience dans laquelle nous accédions à cette réalité non-historique du livre que postulerait une bibliologie contre l’idéalisme technologique ? Elle existe, mais, par définition, elle n’est pas accessible et visible dans l’horizon des présupposés gréco-philosophiques ; elle est insaisissable pour les présupposés dits de l’« Être »... L’essence du livre telle qu’elle est inséparable de la science de celui-ci et de l’expérience que nous en avons, ne s’inscrit pas dans le Monde, dans l’Être ou dans la Machine, et pas davantage dans l’Écriture, elle n’a pas, en général, la forme de l’Autre, mais la forme non-positionnelle (de) soi de l’Un. La perspective technologique fonde un être-au-milieu du livre, mais pas une science non-thétique (du) livre, science qui cesserait de le survoler, de le faire voler et de dissoudre ainsi sa réalité... Le propre des philosophes, c’est, qu’ayant lu un livre, ils ont lu virtuellement tous les livres et accèdent ainsi à l’essence du livre. Le propre du sujet (de) la science ou de l’« homme ordinaire », c’est que lisant un livre, il se contente – en toute finitude – de lire Un livre et ne prétend pas réduire l’essence du livre à la ronde infinie de ses prédicats et à ses prédicats technologiques en particulier.

LARUELLE, 2020, NET 

LIVRE, Chiasme, Immanence

Nous cherchons le principe à la fois unifiant et dispersant des multiples significations dans lesquelles se dit le livre, et nous le trouvons dans le Même ou la Différence, dans le chiasme comme syntaxe de l’être-au-milieu-du livre. Mais dans un deuxième temps, nous cherchons le principe interne, l’essence de cet à la fois et de ce et non-empirique qui est le seul contenu réel du chiasme ou de l’au-milieu-de…. La philosophie contemporaine du livre se contente de chercher l’essence et la possibilité du chiasme dans le chiasme lui-même comme machine qui consomme de l’infini, qui « marche » à l’infini, à l’histoire, au temps et au devenir illimités... C'est l'Un... L’Un comme économie supérieure et limite absolue de la perte anéconomique de la représentation… L’Un ne fut jamais requis autrement que dans les fonctions ancillaires d’une limite seulement, et seulement relative-absolue, du processus de division de la présence ou de l’idéalité... La tâche dernière d’une philosophie du livre est identiquement la tâche d’une philosophie de l’essence immanente de l’Un : non plus comme simplement requis, comme Limite sans plus, ni comme Unité ontologique, mais comme expérience immanente d’une multiplicité indivisible. Immanence ou indivisibilité qui seraient enfin réelles et antérieures au « et » lui-même. Immanence en quelque sorte anté-synthétique ou anté-coordinatrice et qui serait l’essence de la multiplicité même – de la diaspora comme principe enfin absolument autonome.

LARUELLE, 2020, NET 

LIVRE, Milieu, Immanence, JABES

(Le destin du livre) Repérons quelques points singuliers et traçons deux lignes de faits, deux courbes divergentes par lesquelles il sort peu à peu de la littérature autant que de la philosophie et entre dans ce qui est encore un autre oubli, un effacement plus secret... D’une part, le livre-marchandise, progressivement quelconque, à valeur d’usage décroissante et proche de la nullité, mais à valeur marchande croissante. Ce n’est pas qu’il cesse d’être défini par des critères culturels, c’est plutôt que ceux-ci rentrent à leur tour dans la circulation d’un unique système à entrées multiples : économiques, politiques, culturelles, médiatique...
Une autre courbe – les structures a priori de l’expérience du livre – un autre destin l’emporte d’une autre manière, mais tout aussi implacablement, hors du champ traditionnellement codé de la littérature et de ses appareils d’écriture, d’édition, de distribution, de critique et de consommation. Mais il ne l’emporte ainsi que pour le remettre avec ceux-ci dans un rapport plus complexe, où l’enveloppement réciproque du livre et de ces pratiques, sans cesser, change de nature parce qu’il est enfin reconnu comme tel... Au-delà de ses propriétés d’objet écrit, fabriqué et lu, etc. – « au-delà » c’est-à-dire entre elles, instituant des unes aux autres non plus ces rapports codés d’identité ou d’exclusion, mais des rapports de réversibilité et d’inclusion – il y a Le livre, le Livre comme il y a, comme rez-du-livre ou plan-de-donation pour l’écriture, la fabrication, la distribution, la lecture... Les écrivains inventent quotidiennement le livre comme plan d’immanence – mais la critique ne le sait pas – c’est-à-dire la littérature et l’écriture en général comme Apparence objective universelle. Telle une grande régularité qui désorganise leur vie pour refaire de toutes ces techniques, d’écriture ou autres, toujours très codées et contraignantes, la consistance d’un grand hasard. Un écrivain atteint son plan ou son principe d’immanence, Le livre, qui est plus et moins que ce que l’on appelle ainsi, lorsqu’il soumet toute son activité à cette règle de la réversibilité : n’importe quel signifiant représente un signifié pour un autre signifiant ; n’importe quel texte écrit représente la critique d’une autre œuvre, etc. La loi de cette réversibilité, c’est donc la coupure et la continuation, ce que l’on appelle l’être-au-milieu-de…. Le livre est à la fois un type et un lieu, un typos et un topos pour la littérature et ses techniques dont cependant il n’est pas absolument séparable, sorte de corps qui reçoit les dimensions infinies par lesquelles il cesse de relever exclusivement de l’activité littéraire – l’un de ses sous-systèmes ou son moyen principal – et renverse (re-verse) son rapport à celle-ci. Corps infini du livre, hanté par des sujets larvaires, forcenés et hasardeux dont la passion, en tant du moins qu’elle est unique et qu’elle les jette-au-livre, qu’elle est l’affect de l’être-au-livre ou de l’être-au-milieu-du-livre, n’est plus de « faire » de la littérature ou des livres, mais d’implanter la littérature, l’écriture sur le corps du livre, c’est-à-dire « au-milieu-du- » livre... Cette seconde manière d’excéder la représentation littéraire mérite d’être appelée le « livre-jabès ». Jabès n’est pas le seul écrivain que le fantasme du livre « comme tel », de l’être-au-milieu-du livre aura ébloui et dénudé. Mallarmé, Blanchot, d’autres…. Mais lui construit une œuvre sur l’épuration de ce fantasme, sur le souci du livre « comme tel ». Plus exactement, l’œuvre de Jabès se situe à l’intersection de cet exhaussement gréco-occidental du livre comme plan d’immanence de la littérature, et de l’interprétation juive de la transcendance du livre, de son néant, de son illisibilité. À l’intersection – au chiasme peut-être – du souci pour le livre comme Être de l’être-au-livre, et de la passion juive pour le livre et sa hauteur...
Le livre sort ainsi des bibliothèques comme il sort de cette institution qui s’appelait la littérature, en empruntant deux voies opposées : comme livre-marchandise et comme livre-jabès... L’écrivain, le lecteur, l’éditeur s’engagent dans leur devenir lorsqu’ils s’installent à la jointure du devenir-marchandise du livre et du livre-jabès, qui est sa limite à la fois relative (déplacée) et absolue (indéplaçable, la transcendance absolue du rez-du-livre). L’histoire du livre trouve son espace de jeu, à la fois étroit et incirconscrit, dans l’articulation où s’entrecroisent le biblio-engineering dont il est urgent de prévoir la montée en puissance, et la résistance à la fois relative et absolue que lui oppose le retrait bibliomisique... L’écrivain et l’éditeur n’ont pas une tâche identique, mais ils ont la même tâche, assurer le passage, effectuer la transition du livre-essence au livre-marchandise, implanter le second dans l’entre-deux du premier, avec les effets critiques que cette opération ne peut manquer de produire. 

LARUELLE, 2020, NET 

LITTÉRATURE, Livre, Technique

La littérature est l’ensemble illimité des techniques (parmi lesquelles celles du signifiant) qui ont pour objet la production, la reproduction et la consommation du livre comme a priori universel, comme la « différence » universelle des livres existants, des techniques de la lecture et de l’écriture, etc.... La littérature n’est pas un ensemble contingent de techniques, c’est une véritable formation techno-logique au sens littéral du mot : ses techniques n’entretiennent pas seulement avec leur objet, le livre, un rapport d’objectivation – signifiant par exemple – elles sont à leur tour inscrites dans le livre qui est aussi bien leur a priori absolu, le non-rapport qui déploie ou dispense l’espace de leur exercice, l’articulation transcendantale suprême de leur jeu. Des techniques littéraires au livre, il y a justement un rapport et un non-rapport de « différence » ou de « mêmeté », plutôt qu’un rapport d’identification et d’exclusion. En tant qu’elles sont jetées-au-livre, que celui-ci est le « plan » infini, illimité qui s’ouvre par le milieu pour les greffer sur soi, qu’elles prennent racine et efficace depuis cet au-milieu-du livre où elles sont incluses – les techniques et la littérature forment un complexe, un chiasme techno-littéraire... Les écrivains ne sont peut-être pas plus, mais sont autant, des inventeurs d’entités nouvelles et de particules encore ignorées, des synthétiseurs de corps inouïs, que des artistes de la linguistique.

LARUELLE, 2020, NET 

LIVRE, Transcendantal, Un

Le livre universel n’est pas le livre en général,l’idéalité « livre ». C’est le livre transcendantal plutôt que transcendant. « Transcendantal » ne désigne évidemment plus ici une condition de droit, seulement logique et n’ayant de réalité que celle de l’idéalité, mais une condition réelle universelle et absolue. Le livre comme a priori universel, c’est-à-dire la « différence », jouit sans doute d’une continuité infinie ou d’une idéalité, il « vaut » pour tous les exemplaires empiriques possibles. Mais dans la mesure où cette continuité est aussi indivisible, où le Livre est donc une transcendance absolue et extatique, – non seulement une Idée, mais l’Un lui-même – elle traverse les points de signifiant et de signifié, de référent et de référé qui font les livres existants, sans s’épuiser, s’arrêter ou se fixer en eux. Le livre est bien un continuum, mais spécial : il est produit sur la ruine des continuités signifiées, signifiantes, référentes, etc., sur la ruine aussi des continuités de procédure propres à la lecture, à l’écriture, à la critique, à l’édition, etc. parce qu’il est constitué d’une nouvelle continuité qui se déploie comme la frontière de l’idéalité (divisible) et de l’Un (indivisible).

LARUELLE, 2020, NET 

TRANSCENDANCE, Différence, Universel

La philosophie n’est pas une discipline scientifique, c’est toutefois une discipline objective. Si elle n’est pas scientifique, c’est parce qu’elle sort de la transcendance, mais il y a une objectivité de la transcendance. Elle a ses régularités, ses contraintes, ses lois d’essence et ses critères. La philosophie contemporaine, en particulier depuis Nietzsche et Heidegger, s’est donné un objet et une rigueur quasi-scientifiques : la recherche de l’essence formelle et réellement universelle, de la cause transcendantale des phénomènes – de leur a priori réellement universel. Sans doute la philosophie rationaliste a-t-elle toujours revendiqué l’universel. Mais c’était seulement des généralités, des essences empiriquement déterminées, régionalement localisées, qu’elle atteignait, même lorsqu’elle savait qu’il fallait distinguer entre le formel ou l’a priori et le général. L’universel véritable est sans doute le formel, ce n’est pas le général. Mais le formel n’est atteint pour lui-même, hors de ses mélanges avec l’empirique (l’exclusif) que lorsqu’il est aussi, paradoxalement, soustrait au « simplement » formel, c’est-à-dire à la sorte d’idéalité qui fait corps avec les déterminations empiriques ou exclusives, lorsqu’il devient et formel et informel. Il doit pour cela être déterminé non plus empiriquement ou ontiquement (essences logiques et mathématiques, lois physiques, formalité signifiante ; contenus sémantiques) mais par la seule « différence ». Qu’est-ce que les modernes appellent la « différence » ? Celle-ci n’a plus – tendanciellement du moins – de contenu empirique au sens d’identique à soi et donc d’exclusif, elle se définit – tendanciellement aussi par conséquent – par un trait syntaxique : un rapport (divisible) qui est en même temps un non-rapport (indivisible).Ce rapport qui est en même temps, simultanément, un non-rapport, cette transcendance finie qui est en même temps absolue, c’est cela que l’on appelle la « différence », c’est-à-dire le « même ». Le « même » se distingue tout à fait de l’être-présent, des essences et des faits, c’est l’a priori universel le plus radical que la philosophie ait élaboré.

LARUELLE, 2020, NET 

LIVRE, Bibliothèque, Milieu

Un livre quelconque n’est pas seulement un « objet », sinon pour une écriture, une lecture ou une conservation objectivantes, c’est un mode-attribut, un livre-dimension. Un livre donne son visage, son apparence infinie, sa tenue et sa cohésion à un rayon, comme aussi un rayon à une bibliothèque. N’importe quel lecteur, pour seulement pouvoir lire, pour accomplir ces gestes simples de retirer ou de remettre un livre dans un rayon, doit se laisser affecter par une émotion spécifique qu’il éprouve dès qu’il forme un complexe, un chiasme, une unique chair ou un unique désir avec sa bibliothèque. Il sait alors immédiatement qu’un livre est aussi une dimension qu’il déploie et feuillette interminablement pour y insérer par le milieu un autre livre, tous les autres livres. Pour obtenir le livre (ou la bibliothèque) universel – mais c’est un processus infini – il suffit de prolonger les pages (les rayons de bibliothèque, les colonnes de catalogue) et de porter à l’absolu, sous les conditions absolues qui sont celles de la réversibilité et de la transcendance hiératique du livre, les effets de coupure et de continuité qui ouvrent l’espace de la page (de la ligne ou de la lettre, du rayon, etc. la même structure est a priori valable pour tous les niveaux de l’expérience bibliophilique). N’importe quel livre est agencé sur une syntaxe coupure/association et forme une dimension, un horizon bibliophilique que le pouvoir-écrire, avec son impouvoir ou sa bibliomisie propre, « veut » ou non, agence ou non sur le mode d’un processus positivement interminable. Le pouvoir bibliophilique, pouvoir et impouvoir « du » livre (qui veut, qui peut un livre, tel livre ? que veut, que peut un livre à travers celui qui l’écrit ou le lit ?) a pour objet non plus un livre étendu, une bibliothèque générale, mais un livre divisé ou démultiplié par le milieu, de telle sorte que dans ce livre c’est le milieu, ce qui le partage, le continuant aussi en d’autres et par d’autres. Bibliothèque intense : seul un bibliothécaire spinoziste ou nietzschéen peut entrer dans Le livre comme dans une bibliothèque infinie et travailler à la production du livre comme plan d’immanence universel...
Le livre à venir n’est plus réglé par la contiguïté qu’y mettaient des figures de rhétorique, ni même par une rhétorique généralisée, mais par une réversibilité qui exclut la position de survol, la prise de position en général. Le signifiant et ses figures sont insuffisants pour épuiser le devenir-catalogue du livre et le devenir-livre du catalogue, leur devenir-dimension pour tous les objets du monde, leur devenir-encyclopédie. Ce retrait du livre ou de la bibliothèque universels par rapport à leur effectuation « réelle » ou « empirique », les libère ou les « absente » du monde et les constitue en ces plans d’immanence sur lesquels les écrivains implantent bien autre chose que leurs fantasmes. Le corps fermé et retiré du livre par excellence n’est plus une bibliothèque à signifiant, pas plus que la bibliothèque universelle ne contient des livres. Les fantasmes sont plutôt au-livre, au-milieu-du livre, comme les livres sont plutôt à-la-bibliothèque qu’en elle, bibliothèque proliférante qui ajointe sans cesse à nouveau, latéralement aux anciens, de nouveaux rayons, substance folle pour de nouveaux attributs. Il est aussi impossible de séparer les livres réels et une idéalité « livre » que de poser que seul le livre idéal est le livre réel. Ce sont ces dimensions nouvelles, ces affects nouveaux que le lecteur ou l’écrivain expérimentent pour devenir lecteur ou écrivain et qu’ils apprennent à varier : le livre qui s’écrit écrivant, qui représente un rayon ou une bibliothèque pour un autre livre, la bibliothèque qui représente un livre pour une autre bibliothèque, etc. 

LARUELLE, 2020, NET 

LIVRE, Déclin Technologie

L’oubli du livre est peut-être écrit et décrit dans les livres, et en ce sens il a une certaine réalité, mais il n’affecte pas son essence ; la force du livre est d’être la condition, elle-même indéclinable, du récit philosophique et technologique de son déclin... Ce thème de la « fin » ou du « déclin du livre » peut recevoir une triple interprétation : a ) une interprétation « substantialiste », « statistique » et d’esprit « métaphysique », c’est-à-dire bibliocentrique. Le livre est supposé exister en soi, puis relayé par des technologies globalement et spécifiquement différentes, mieux armées et plus diversifiées, axées sur l’information logique, visuelle et auditive. Elles en prendraient la place sans changer celle-ci, sa nature ou son essence, juste son « économie », ses « procédés » et ses « effets ». Interprétation qui accompagne, comme son illusion, mais objective à sa manière, le ressassement d’une prétendue « mort du livre » sous l’ambition impérialiste des « nouvelles technologies »… b ) une interprétation elle-même « technologiste » et qui, sachant que le livre ne fut jamais qu’une technologie, se contente de le décrire comme perfectionné, transformé, connecté à d’autres ou « prolongé »... Déclin positif ou réversible : le livre ne meurt pas sans se prolonger à travers tous les livres ou les autres technologies, constituant des systèmes « parallèles », des continuum techno-biblio-logiques, des dispersions ouvertes dans lesquelles il s’affirme plutôt qu’il ne se conserve... c ) un déclin irréversible, celui-là, si l’on suppose que le livre se déconstruit et s’ouvre sur une expérience qui n’est plus spécifiquement technologique, sur une finitude originaire qui peut lui venir par exemple de l’écriture ou de ce dont l’écriture est le masque, une puissance de transcendance ou d’altérité qui déstabilise le bibliocentrisme – bref une déconstruction du biblio-centrisme.

LARUELLE, 2020, NET 

LIVRE, Technologie, Topologie

On pose en général le problème du livre sous une forme « bibliocentrique » : on le suppose exister en lui-même, sous un état-civil et ses identités substantielles et logocentriques ; puis on se demande ce qu’il devient, maintenant qu’il est plongé dans l’élément supposé hétérogène des « nouvelles technologies ». De là le fantasme inévitable de sa mort. Mais réduit à son contenu phénoménal réel, le problème se pose autrement et brise au moins partiellement ce bibliocentrisme. Il n’y a pas d’« application » des nouvelles technologies, mais devenir-technologique immanent du livre qui se distribue et s’immerge dans des réseaux qui le cernent de l’intérieur aussi et pas seulement de l’extérieur. Il suffit de le mettre dans le voisinage des technologies, de le regarder sous cet attribut, pour découvrir qu’il peut de toute façon être interprété à son tour de cette manière et qu’il ne fut jamais autre chose qu’un devenir-technologique. Sous cette hypothèse, le livre est un « réseau technique » fait de fonctions et d’usages très différents mais partiels et accolés. C’est une machine – machine à classer, archiver, économiser, stocker et distribuer du savoir, une manière spécifique de le sérier, le réfléchir, l’écrire, le consulter...
Une bibliologie sur cette base technologique serait fondée au moins sur deux axiomes qui semblent caractéristiques de toute distribution technologique de phénomènes quelconques : a ) entre deux livres, on peut toujours en insérer – en écrire, en lire, etc. – un troisième ; tout livre peut servir d’interface entre un autre et un second, ou bien entre un autre et d’autres phénomènes non bibliologiques. b ) Si, entre deux livres, il y a toujours une place occupable par un troisième, cette place est unique, mais en un sens spécial : son identité n’est pas substantielle (spatiale, alphabétique, thématique, etc.) mais relationnelle et topologique. À la limite de son devenir-technologique, la place du livre (et le livre lui-même) est le « rapport » ou la différence de deux places ; et par conséquent, un livre est toujours le rapport indivisible de deux livres. Il fut toujours, il est de plus en plus difficile de décider de ce qui est un livre, mais cela n’est pas non plus absolument indécidable. Un livre est semi-décidable (« discernable »), semi-indécidable (« indiscernable »). Pour décider en effet entre deux livres, il faut un système de règles. Celui-ci étant consigné dans un troisième livre, comment décider entre le second et le troisième, etc. ? À la limite, on peut énoncer l’axiome suivant : n’importe quel livre représente une règle d’usage possible d’un autre livre... Le livre a des voisinages, mais, plus profondément, il est lui-même un voisinage pour d’autres choses ou d’autres livres indifféremment. Rien que des « jeux » semi-indécidables, voilà ce que deviennent, sous cet angle, les bibliothèques, les entrepôts de stockage, les maisons d’édition, les librairies, etc. La vérité de ces axiomes est celle du devenir-technologique du livre. Ils sont la formule d’une tendance, d’une régularité qui correspond à une idéalité technologique qui appartient au livre, mais qui ne définit pas son essence.

LARUELLE, 2020, NET 

mercredi 22 mars 2023

SCIENCE, Mystique, Technologie

"Si la sphère de l’enjeu, du conflit supérieur et de la topologie est par excellence la techno-logie, la science absolue renonce, elle, à poser les problèmes de la technologie en termes d’enjeu et sort ainsi du cercle vicieux d’une auto-critique de la Raison technologique. L’Un fonde une indifférence positive (elle renonce au soin, souci, intérêt à… = cercle philosophique) à la technologie et la science n’est plus elle-même une partie de son corpus comme l’est la philosophie. L’homme ne s’aliène pas dans la machine, pas plus que la science absolue dans son « objet »... Nous voyons la technologie, nous éprouvons la machine en l’Un plutôt qu’en l’Être (contre l’interprétation encore vicieuse de Heidegger). « Contemplation » immédiate et indifférente de la technologie : le « rapport » mystique (à) la technologie est non-thétique (de) soi et de celle-ci ; alors que l’éthique est encore, au moins résiduellement, un rapport thétique à la technologie, une position de celle-ci et une guerre qui lui est faite. Paix aux machines…"

LARUELLE, 2020, NET

HOMME, Intelligence artificielle, Corps

"Si l’essence finie de l’homme exclut la raison philosophique, une coupure passera, dans l’« intelligence artificielle » elle-même, entre les mathématiques et l’« esprit », mais plus profondément le domaine de ce qui est permis sur l’homme en matière de « prothèse » sera remanié et peut-être élargi. À l’homme n’appartient plus son corps tel du moins que l’anthropologie rationnelle et métaphysique a pu le saisir. En même temps la distinction radicale de l’homme d’une part et du Monde, de la Raison, de la Technologie, etc. d’autre part, ne peut signifier quelque chose comme la distinction métaphysique de l’Âme et du Corps, de la Conscience et de l’objet, quels que soient leurs correctifs phénoménologiques (Heidegger, Merleau-Ponty), mais une tout autre distinction qui passe au travers de ce que l’on nomme indistinctement « corps ». Quelque chose du corps est radicalement humain, fini et subjectif et cet élément est de toute façon inaliénable dans les technologies et leur « projet ». Le problème est d’explorer les effets subjectifs, affectifs et éthiques de cette « frontière » de l’homme et des technologies et qui, précisément, c’est ici ce qui nous distingue d’autres recherches sur ce thème n’est plus une frontière, une surface ou une interface anthropo-technologique ou anthropo-pathologique. Là aussi, c’est un champ immense de recherches qui s’ouvre dès que l’on admet, comme nous le faisons ici, et contre toute la philosophie et ses déconstructions, que l’essence de l’homme est inaliénable dans les technologies et qu’il n’est pas un homo ex machina : comment alors, c’est-à-dire dans sa réalité de sujet fini, l’homme peut-il recevoir, supporter et renvoyer à sa contingence, le projet technologique sur lui ?"

LARUELLE, 2020, NET 

HOMME, Automate, Technologie

"Étendre la critique de la Raison technologique aux images automatologiques de l’homme comme aux images anthropologiques de l’automate. La distinction de l’homme et de l’automate repose sur la distinction absolue, la dualité unilatérale ou irréversible de l’Un et de l’Être ; soit encore, ici du moins, de l’homme et du Monde, de l’homme et de la Technologie dans laquelle il est inaliénable... De ce point de vue, procéder à une redistribution de l’homme « comme tel » et de ses doubles automatologiques. Déplacer de toute façon le partage cartésien de l’homme et de l’automate puisque l’Un n’est plus tout à fait le Cogito. En réalité le problème est plus vaste : suggérer que la philosophie unitaire, son anthropologie et son humanisme, leurs critiques intra-philosophiques aussi, furent seulement une automato-logie fondée sur l’oubli de l’essence réelle de l’homme... La philosophie est en son fond animée par une illusion voire une hallucination automatologique de l’homme. Cela veut dire que, plus profondément que ses théories locales (mécanistes et informationnelles) des automates, ce sont les conceptions philosophiques du sujet et de l’homme, même les plus « humanistes » et les plus apparemment opposées aux automates, qui sont encore des artefacts quasi-humains ; des entités anthropoïdes voire androïdes plutôt que l’homme même. Les philosophies du sujet, le sujet dans la philosophie, même dans l’anthropologie ou l’humanisme, sont en réalité, dès qu’ils sont mesurés à l’Un ou à l’« homme ordinaire », des mixtes d’homme et d’artefact (une essence prothétique de l’homme)... On ne peut donc se contenter d’un rejet, ou d’une critique « humaniste » et « mentaliste », de l’Intelligence artificielle dont l’aspect physico-mathématique exprime plus radicalement une humanité et une subjectivité auxquelles la philosophie a opposé à tort une prétendue « objectivation » scientifique qui est seulement l’œuvre de la philosophie."

LARUELLE, 2020, NET 

SCIENCE, Pratique, Technologie

"L’hypothèse qui guide la description du NET et bien évidemment la critique de celui-ci, c’est que la réflexion sur les sciences, les techniques et la philosophie est grevée ordinairement par un pré-supposé gréco-occidental de fond qui est un pré-supposé unitaire : on postule l’unité, fût-elle lointaine, de la science et de la philosophie, l’unité de tous les savoirs sous l’autorité du logos. Unité lointaine, perdue et déchirée ; unité à retrouver dans une fondation, une légitimation ou une critique philosophiques de la science, etc. Nous avons été conduits au contraire à postuler une dualité irréductible du logos philosophique et du savoir scientifique et, par conséquent, – les deux choses font système – la possibilité pour la science de se fonder elle-même, de se légitimer et de se critiquer sans recourir aux bons offices de la philosophie. Nous avons postulé une science particulière, rigoureuse dans son ordre, mais transcendantale ou « auto »-fondatrice et capable de mener une critique des technologiques... L’essence scientifique-transcendantale de la pratique telle que nous l’entendons ne se confond pas avec la forme ou le type de l’Indécidabilité ou de la non-séparabilité que le technologue et le philosophe ont en commun sous le nom de « techno-logique ». C’est bien un Indécidable, un Un par conséquent, mais pas un indécidable fonctionnel, syntaxique (syn-taxique) et techno-logique : un Indécidable qui est, lui, identiquement une expérience transcendantale irréfléchie, rigoureuse et « naïve » au sens scientifique du mot... C’est une donnée immédiate présupposée par tout savoir objectivant sur la technique. Ce n’est pas l’Autre évidemment, ce n’est pas un inconscient du logos technique ou philosophique, c’est plutôt le sujet actuel et inaliénable de la pratique. Pas le sujet d’un savoir transcendant, une nouvelle fois, pas un Cogito, mais un Agito (j’agis, j’existe) qui est donné de manière absolument immanente à soi dans l’agir, sans aucune distance, transcendance, scission ou néant, etc. ; savoir non-thétique (de) soi qui est un savoir absolu ou rigoureusement fondé. Ainsi : l’homme n’est pas une pièce de la machine, il n’est pas aliéné dans la technique…"

LARUELLE, 2020, NET 

NET, Science, Philosophie

"Notre projet est plutôt de renoncer à toute « philosophie de la technique », et de faire passer la ligne de démarcation critique ailleurs qu’entre la techno-logie et elle-même... Où passera cette nouvelle ligne, si elle doit dissocier le mixte lui-même ? Entre la science, qui est un savoir réel, et le logos qui ne l’est pas tout à fait... Dans le NET, nous mettrons donc d’un seul côté les philosophies de la technologie avec leurs potentialités de déviation, de généralisation, d’illusion, de méconnaissance, etc…, et, sinon la « technologie » elle-même, du moins les sciences de la technique. Et de l’autre côté – cela seul montre l’enjeu – la science qui est dans la technique ou le fondement scientifique, c’est-à-dire, probablement, la réalité, le réel de/dans la technologie, et ce qui, de celle-ci, est vécu de manière immanente par le sujet (de) la science, à savoir l’agir pratico-technique."

LARUELLE, 202O, NET 

SCIENCE, Technologie, Essence

"La mise à part du technologique comme tel prépare aussi, plus profondément, celle de la science... Que reste-t-il encore pour la pensée, si désormais le technologique se veut comme tel, s’il cesse d’être une instance méta-technique comme dans les « philosophies de la technique » et devient une sur-technologie qui inclut les discours, tous les discours et tous les savoirs à son propos ?... Il lui reste à chercher à quelles conditions une science de la technologie serait malgré tout possible, et peut-être même serait réelle... Une science dont on peut tout de suite imaginer, si elle doit être réelle, qu’elle ne procédera plus en objectivant la technologie puisque celle-ci aura déjà inclus pour son compte l’objectivation et tous les méta-discours… Ne faut-il pas du coup imaginer une critique enfin non-philosophique de la Raison technologique ?... À quelles conditions les modes d’intervention traditionnels de la philosophie, qui sont plutôt hégémoniques (fondation, légitimation, législation) peuvent-ils être abandonnés sans que la dimension de l’essence elle-même le soit ? Comment articuler les unes aux autres les déterminations transcendantales de l’essence de la technologie et les limites technologiques de la philosophie ?... Il s’agit du projet quasi-husserlien d’une science transcendantale : ni science empirique ni philosophie, mais l’unité a priori des deux, dont les sciences présentes dans les technologies sont comme un mode, et dont l’un des objets pourrait être « la » technologie... La distinction uni-latérale, irréversible, d’une science transcendantale articulée dans l’expérience transcendantale non-thétique (de) soi que nous appelons l’« Un », et de la Décision philosophique qui, elle, est globalement thétique ou positionnelle (malgré toutes les nuances et les altérations apportées par les contemporains à ce trait ontologique) – cette distinction est ce qui fonde le programme d’une critique réelle et scientifique de la Raison techno-logique (c’est-à-dire du mixte de la technique et de la philosophie). Notre but n’est pas d’ajouter aux descriptions positivistes (trop positivistes pour être réellement positives) qui existent des outils, des machines et des modèles, et pas davantage de les critiquer comme modes de la métaphysique. En particulier toutes ces recherches reposent sur l’hypothèse d’un non-technologique qui n’est pas du tout celle de Heidegger, même si, par un de leurs côtés, elles radicalisent celle-ci (la technique, prolongement et accomplissement de la métaphysique). On distingue sans synthèse possible, sinon illusoire, la science et la technologie. Cette distinction d’une expérience absolument immédiate du réel, qui fonde sa représentation scientifique et de sa représentation techno-logique, voilà le « roc » de ces recherches."

LARUELLE, 2020, NET 

TECHNOLOGIE, Apriori, Différence

"Le pathos des « nouvelles technologies » risque toujours de bloquer la description du technologique comme tel sur un cas qui reste historiquement déterminé et théoriquement précaire. Il est nécessaire de posséder a priori le savoir du technologique... Nous savons a priori, d’un savoir qui est à sa manière lui aussi «technologique» mais qui n’en est pas moins pur pour cela, que le technologique est une interconnectivité généralisée et la possibilité de tous les « mixages » possibles. L’Apriori n’est pas plus opposé d’ailleurs qu’il n’est identique aux technologies supposées concrètes. La connexion ou la différence des « pièces » est l’Apriori de chacune de celles-ci telles qu’elles peuvent apparaître au sein des machines sous des formes alors identificatrices. On n’imagine pas que l’Apriori technologique est une tendance idéale et inaccessible. Une tendance, certainement : mais si « formelle » soit-elle, elle n’est pas vide et n’a pas à être approchée progressivement en ce sens-là. Plus exactement, plus subtilement peut-être, les « nouvelles technologies » ne sont pas plus et mieux technologiques que les précédentes, que les mécaniques par exemple, mais elles manifestent plus et mieux que le technologique a la nature d’un flux, et finalement aussi, d’ailleurs, celles d’une tendance malgré tout... Dégager un Apriori technologique est une tâche préliminaire mais fondamentale pour une dernière raison : son universalité, sa nature « différentiale » permettent d’opérer sans délai la critique des « philosophies de la technique » qui sont en général fondées sur le démembrement de cet Apriori, ou, c’est la même chose, sur sa confusion avec des états déterminés mais provisoires de la technique."

LARUELLE, 2020, NET 

TECHNOLOGIE, Apriori, Causalité

"La recherche d’une causalité spécifiquement technologique ou d’un Apriori technologique. Un Apriori, plutôt qu’une généralité empirique, est une régularité universelle... Nous proposons l’hypothèse suivante : a) Cette forme de causalité propre aux technologies est distincte des quatre formes connues de causalité (Aristote) et antérieure à elles, qui n’en sont que des démembrements transcendants ; b) Cette causalité ou cette efficace propre non pas à telle ou telle technologie identifiable, mais au technologique globalement par opposition aux autres sphères de réalité, c’est : la causalité réversible de l’Autre sur l’Autre. Ni fin/moyen, ni la production de nouveaux matériaux ; pas davantage un état nouveau du savoir : tout cela n’est pas ce qui fonde le technologique, c’est ce qui le surdétermine. Cet Apriori est tout autre chose et doit être distingué de ses conditions d’existence. C’est là le contenu réel de la définition « topologique » de la machine... Il s’agit, répétons-le, d’un simple Apriori, c’est-à-dire du sens-technologique qui fonde toute « expérience technologique possible » et permet d’accéder à une machine comme telle, c’est-à-dire à son essence-de-machine par-delà ses déterminations économiques, sociologiques, scientifiques, etc. c) Pour accéder à l’expérience de cet Apriori, il faut se replacer dans l’immanence des ustensilités et des fonctionnements où sont incluses les données phénoménales sur la base desquelles on peut le décrire."

LARUELLE, 2020, NET 

TECHNOLOGIE, Philosophie, Métaphysique

"Critique des catégories « métaphysiques » classique de la technologie. Il y a un capital catégorial investi dans la philosophie spontanée des technologues et dans la technologie spontanée des philosophes... Il y a une "technologie spontanée" des philosophes, mais, dans celle-ci, le rationalisme classique véhicule des paradigmes technologiques devenus inutilisables (les modèles des quatre formes de causalité ; des couples Travail/Nature, Forme/Matière, Fin/Moyen, Agent/Fin, Modèle/Copie ; la technique comme médiation Homme/Nature ; la conception organologique de la technique). Ils définissent en extériorité la technique par ses voisinages à l’aide de présupposés sédimentés et sans être capables à plus forte raison de prendre en compte le mode spécifique de croissance propre à la technologie moderne... La sur-technologisation des Sociétés, des Idéologies, de l’Imaginaire social est au moins l’indice ou le symptôme d’une tendance qui installe la technologie dans les fonctions non plus de référent, mais de référentiel, de système immanent de références qui, en tant que système, n’est plus lui-même seulement relatif à un autre, mais absolument autonome ou intériorisé. La technologie, comme dissolution /démultiplication /fragmentation et dissémination continue des référents (perceptifs, physiques, esthétiques, éthiques, etc.) exige de nouvelles philosophies. Au moins... Il y a, complémentairement, une "philosophie spontanée" des technologues. Ceux-ci, pour combler certains manques théoriques, invoquent spontanément un rationalisme d’esprit classique avec ses présupposés anthropologiques et humanistes ; une éthique des valeurs et de la responsabilité ; enfin une théorie de l’« interface » qui n’est dans ce cas qu’une théorie déguisée de la médiation. Cette philosophie hétéroclite et archaïque est incapable de fournir les instruments de pensée réellement adaptés aux formes nouvelles de la technologie et de sa logique sociale. De ce point de vue, il faut aller chercher des modèles nouveaux d’intelligibilité de la technologie dans l’« analyse » textuelle ou dans la « déconstruction » ; dans l’analyse « machinique » ou « schizo-analysique » des surfaces et des frontières ; dans l’analyse « techno-politique » des Relations de pouvoir, etc… Si l’on se tient à l’intérieur de la métaphysique « absolue » ou nietzschéenne, cette définition topologique de la machine est la plus achevée, la plus accomplie que puisse donner, de la technologie, la « métaphysique occidentale » – qu’elle puisse donner par conséquent d’elle-même (auto-interprétation de la technologie comme « technologie absolue »)."

LARUELLE, 2020, NET 

dimanche 19 mars 2023

NET, Science, Technologie

"Le NET est une double manifestation du technologique : 1 ) d’une part comme tel, ou appréhendé circulairement depuis lui-même. C’est le discours, lui-même techno-philosophique, d’accompagnement des technologies ; accompagnement inévitable. C’est la scène, la mise en scène par lui-même du technologique (l’époque du surtechnologique) ; 2 ) sur le fond invisible par définition, hors-transcendance, de la science comme côté réel et naïf des technologies : celles-ci sont alors du même geste privées de réalité, réduites à l’état de reflet d’un réel qui n’est jamais donné là en personne : c’est la déréliction ou l’abandon du technologique par la science et par l’homme comme sujet (de) la science ; l’affect de leur hiatus et de leur impossible synthèse (contre la « techno-science ») ; quelque chose comme une déréalisation des technologies par la science et pas seulement une déréalisation du monde par les technologies... On distinguera donc dans le NET le survol illimité de-soi de l’existence devenue technologique et, de l’autre côté, une finitude radicale qui affecte de l’extérieur toute la sphère technologique, une déréalisation qui est le signe le plus sûr de son côté réel... 
Comme infrastructure réelle des rhizomes technologiques, la science est l’expérience de l’enracinement du survol, de la semi-réflexivité et de l’ascendant technologiques dans un trou noir plus réel, mais plus absent ou plus invisible, que toute archi-terre... La science peut seule démontrer à la technologie que l’homme n’est pas réellement aliéné par celle-ci. Non-aliénation qu’il est nécessaire de bien saisir dans sa « possibilité » transcendantale : ce n’est pas la science, et donc l’homme, qui se retirent ou se soustraient à l’emprise technologique – encore une forme subtile d’aliénation –, c’est la technologie qui s’éloigne de l’homme par un effet qui a son origine dans la science seule... De plus ces deux tendances doivent entretenir des rapports très précis qui ne sont plus philosophiquement maîtrisables. Ni les rapports vagues de la « techno-science »... Mais un rapport unilatéral, un non-rapport aussi bien, de « Détermination en dernière instance »... La perception que nous avons de la « techno-science » dans sa prétendue unité, est l’apparence d’une identification. Elle repose sur une dualité irréductible, et celle-ci se fonde à son tour plus originairement dans une identité (du) réel (et) (de) la pensée –, encore plus cachée aux regards de la philosophie que toute identification, parce que c’est le sol secret de la science."

LARUELLE, 2020, NET

TECHNOLOGIE, Philosophie, Empirisme

"Il y a ce qu’il faudrait appeler des usages hallucinés de la technologie. Ils sont de deux sortes. La première est l’« Idéalisme technologique », « technologisme généralisé » ou « Tout-technologie théorique ». C’est une tendance diffuse : dans le sens commun, chez les philosophes qui décrivent les systèmes techniques comme des totalités autonomes en expansion ; enfin chez Nietzsche et certains de ses continuateurs qui généralisent le modèle machinique... C’est l’idée que la technologie forme un système illimité mais clos, auto-reproducteur, et qui devient co-extensif à la vie ou qui épuise le réel. Le tout-machine en quelque sorte, le fantasme revenu ou la parousie de Moloch. La seconde est « l’empirisme technologique » des économiste, des sociologues, des psychologues, des technologues professionnels... Ils projettent sur l’expérience phénoménale immédiate de l’instrument le regard objectivant de l’ingénieur (comment le fabriquer ? le réparer ?), de l’économiste (combien coûte-t-il ?), de l’artiste, etc., et manquent l’expérience actuelle et réelle du fonctionnement ou de l’ustensilité se déployant comme continuum technologique. Et dans le meilleur des cas, lorsqu’ils éprouvent le technologique comme tel, c’est alors pour l’abstraire de son insertion dans l’infrastructure réelle de la science... 
Les philosophes sont les manipulateurs du technologique comme tel, et ils supposent donné avec lui le scientifique qu’ils réquisitionnent subrepticement tout en le déniant puisqu’ils ne peuvent l’apercevoir dans leur horizon, dans l’abri des préjugés gréco-ontologiques qui postulent l’unité du technologique, du philosophique et aussi du scientifique dans le techno-logos. A fortiori, les « sciences humaines » et « sociales » imprégnées du logos gréco-unitaire, négligent l’essence scientifique de la technique... Hallucination (confusion) technologique de la science… et finalement de la technologie elle-même... La philosophie se contente de projeter une image ou une représentation déjà philosophique sur la technique, elle se l’approprie autoritairement et circulairement, la réduisant à être un mode plus ou moins déchu ou déficient de son fonctionnement à elle. Elle pense en général son rapport à la techno-logie selon le système de l’avance/retard. Il y a une avance de la technologie sur la philosophie, un retard de celle-ci sur celle-là qui devient par son avance même son nouvel objet. À partir de là, une double interprétation de ce schéma est possible. Ou bien, comme la philosophie traditionnelle, qui se veut maîtresse de soi et de son objet, on suppose que c’est un simple retard rattrapable, que la philosophie comblera d’autant mieux qu’elle anticipe par vocation les formes a priori, formes essentielles et universelles du savoir, donc aussi du technologos : appelons cette fatuité le technologocentrisme (tautologie de l’Identique). Ou bien on suppose, dans un style plus contemporain, que ce retard est constituant de la philosophie, que celle-ci ne le comblera jamais, qu’il est pour elle un inconscient irréductible qui la tient en haleine. On déconstruira, mais mutuellement ou réciproquement encore (tautologie du Même), la philosophie et la technologie, l’une par l’autre... Mais elle n’excède le technologocentrisme que pour rester dans le délire unitaire du philosophique livré à lui-même hors de son infrastructure scientifique."

LARUELLE, 2020, NET

TECHNIQUE, Technologie, Logos

"Que l’on considère les sens et les usages de « Technique ». Ils manifestent ensemble une certaine tendance, celle de se compléter les uns les autres, de se saturer... Apparemment la loi d’un cercle, et du cercle des quatre causes élaborées par la métaphysique occidentale (efficiente, matérielle, finale, formelle)... « Technique » est un terme abstrait qui résulte de l’occultation, dogmatique en général et rationaliste en particulier, de la Différence techno-logique. « Technologique » est ce supplément de logos – de savoir, science ou philosophie, impossible de distinguer ou de nuancer pour l’instant – qui manifeste le logos implicite ou refoulé que supposait de toute façon le Technique, et qui est ici tiré de son oubli et mis en scène par le Technique en même temps qu’il le met en scène."

LARUELLE, 2020, NET

TECHNIQUE, Science, Technologie

"La greffe de la technique sur la science, voire le passage d’une forme philosophique des techno-logiques à leur forme scientifique ou à dominante scientifique, n’est pas un phénomène continu, mais marque une véritable « coupure » qui vient bouleverser jusqu’au problème des rapports de la philosophie à la technique... Les sciences exactes contemporaines ont pris le relais et les techniques, au lieu de prolonger simplement l’adaptation organique et vitale du corps individuel, se sont greffées sur la base ou l’infrastructure réelle de la science moderne."

LARUELLE, 2020, NET

TECHNOLOGIE, Technique, Philosophie

"Le sens-technologique des « techniques » est une idéalité objective. Il ne se confond ni avec ce qu’il y a de donné factuellement dans les machines et dont les quatre causes sont les catégories correspondantes, ni avec de simples représentations psychologiques, historiques ou sociologiques des machines... La philosophie est l’apriori de tous les apriori, elle seule peut donner son extension – son intensité aussi – au technologique comme tel. Il faut traiter philosophiquement ce chaos sémantique des définitions et des usages et dégager par une variation opérée sur ceux-ci la régularité technologique a priori qui permet en retour de dénoncer en eux des effets locaux et abstraits de cet Apriori... Ces définitions sont en effet parcourues d’une tendance à se dépasser les unes dans les autres, à surmonter leurs limites, à se saturer afin de couvrir tous les phénomènes. Leur contenu réel et, de ce point de vue, celui des technologies, c’est bien l’inséparabilité de technè et de logos, quels que soient les partages de ceux-ci, leurs limites et les déplacements innombrables de ces limites... La Différence techno-logique précède ou conditionne et la technique et ses savoirs (interprétation, raison, science, terminologie)."

LARUELLE, 2020, NET

SCIENCE, Réel, Connaissance

"L’interprétation gréco-dominante de la science est philosophique. Cela veut dire qu’on la réduit soit ontologiquement (la science, mode du projet ontologique de l’objectivité) ; soit épistémologiquement (la science, prétendu fait donné et déjà constitué) ; soit technologiquement et sociologiquement (la science, effet de pouvoir-savoir, systèmes de relations techno-politiques puis sociales). Ce sont trois manières de décider que « la science ne pense pas »... Le cœur de cette réduction, c’est la thèse selon laquelle la science reposerait sur l’objectivation du réel... Pour la philosophie, il est fondamental de confondre circulairement, même si c’est à plus ou moins longue échéance et avec plus ou moins de délai ou de retard, le réel connu avec l’objectivation du réel ; le réel et sa connaissance ; l’objet réel et l’objet de connaissance. Au contraire, la science, dans son rapport au réel à connaître, ne procède pas par l’objectivation philosophique qui est toujours une extériorité ou une transcendance. Elle accède au réel à connaître par le moyen et sous la forme de données immanentes absolues... Elles seules expliquent le réalisme scientifique de fond, la distinction « duale » c’est-à-dire sans synthèse, la non-confusion, par la science, du réel et de l’objectivation... Il y a une « intentionnalité », si l’on peut dire, de la science, quant au réel, prétention éminemment transcendantale d’un accès direct qui ne passe pas par la médiation de la représentation. Il y aura bien entendu représentation scientifique du réel, mais elle découlera de celui-ci, elle ne le précédera pas ni ne constituera comme le croit et le veut la philosophie... La connaissance est un reflet du réel, mais un reflet qui ne le pose ni ne l’objective, reflet que l’on appelle non-thétique (du) réel et qui a son fondement non-synthétique ultime en celui-ci. La posture scientifique consiste à se « donner » une identité – sans identification et sans synthèse, non-objectivante – du réel et d’elle-même et, de là seulement, à le représenter sans prétendre le transformer dans cette opération. Cette identité – sans-identification préalable – ce que nous appelons l’Un en un sens non-philosophique, n’est rien d’autre que ces données absolument immanentes, réquisit et fondation de la représentation scientifique et de sa soumission au réel à connaître. De là ce qu’il faut appeler, par opposition à la course illimitée de la technologie, la finitude de fond de la science, une finitude essentielle qui lui interdit à jamais de faire sécession d’avec le réel à connaître, sinon avec la représentation de ce réel. La science ne peut être fondée et décrite rigoureusement que du point de vue de l’« Un » qui contient la réalité de cette science, son origine transcendantale. Nous pouvons passer ainsi directement des sciences à la science transcendantale qui est la théorie de la science en contournant la Décision philosophique pourtant prétendument « incontournable »… Quitte à prêter à malentendu, on dira donc que la science tient la place d’une infrastructure – réelle désormais plutôt que matérielle, et transcendantale plutôt que transcendante. L’infrastructure réelle, c’est la science. Mais pas plus que la science ne se réduit à de la matérialité, elle ne se réduit à ses moyens logico-théorico-expérimentaux. On évite à la fois un matérialisme effectivement « sans pensée » puisqu’il représente la dénégation d’une position philosophique, et un positivisme scientiste qui rabattrait l’essence de la science sur ses procédés locaux de représentation et qui confondrait ainsi l’objet réel avec sa représentation..."

LARUELLE, 2020, NET

TECHNOLOGIE, Apriori, Autre

"Les définitions qui ont été données du Technique et du Technologique (par les objets, les processus, les procédés, par les quatre causes en général) sont en général trop étroites et trop vagues à la fois ; elles sont acquises par simple induction locale et généralisation abusive sur un état historique déterminé des techniques... Il y a une eidétique technologique, objet d’une description pure, mais qui a été dissimulée par la métaphysique classique des quatre causes : voilà le principe d’une discipline rigoureuse des technologies. L’Apriori donne lieu à des règles de production, de reproduction et de consommation ou d’extinction des phénomènes technologiques. La Raison technologique est l’ensemble de ces règles a priori. Elles sont « formelles » mais pas au sens d’abstraites ou de vides. Elles font système avec le contenu des technologies.... L’Apriori technologique est un objet philosophique, c’est la corrélation indivise des techniques et de leur savoir, ici la philosophie autant que la science, donc de leur interprétation « comme telles ». C’est même ce qu’on peut appeler une techno-logique. Donc autant de techno-logiques que de philosophies... L’essence de cet Apriori est donc la Différence techno-logique... Que reste-t-il d’un Fonctionnement lorsqu’on a éliminé les quatre causes qui, toutes, brisent l’unité, l’autonomie ou l’immanence de cette donnée phénoménale ?... Quelle est cette causalité irréductible aux machines de toute espèce et que la métaphysique a « oubliée » ? C’est la causalité réversible de l’Autre sur l’Autre ; la causalité immanente et continue propre au divers, mais au divers comme tel, des pièces ou des parties, des matériaux, des fins, des effets et des formes. Nous savons a priori qu’il y a phénomène technologique lorsqu’il y a causalité de l’Autre sur l’Autre, mais réversible... L'essence du technologique se comprend mieux dans la problématique de l’Un et du Multiple et surtout de l’Unité de l’Un et du Multiple, des « multiplicités », que dans celle de l’Être et de l’étant dont elle est pourtant inséparable. Elle précède l’ob-jectivation, même si elle conserve des rapports avec celle-ci... Ainsi, le premier trait de l’économie du NET est formel ou syntaxique. C’est une nouvelle distribution des rapports des « techniques » et des « savoirs », mais sous l’autorité ultime du Technologique lui-même, qui les fait reconnaître comme indivisibles ou non-séparables... Le triomphe de la Différence technologique comme telle signifie que nous entrons dans une époque non plus méta-technique mais sur-technique. Le « nouvel esprit » n’est pas que cela, mais il est au moins cela : c’est une expérience toute relationnelle et topologique des technologies, donc aussi des récits faits à leur propos. Sous cet angle-là, nos discours sont les bons voisins de nos machines."

LARUELLE, 2020, NET 

NET, Technologie, Science

"Sous le sigle de NET (Nouvel Esprit Technologique), on propose la description du rapport contemporain de la pensée occidentale à ses technologies... On propose en même temps et sur cette base une critique de la raison technologique, une évaluation de ce qu’il y a de pensable et peut-être d’impensable dans notre expérience technologique. Il n’est pas sûr que « la » technologie, en sa simplicité, existe, c’est peut-être un fantasme nourri par la philosophie. La thèse principale de cet ouvrage est que ni cette description, ni cette critique ne sont possibles en dehors d’une référence à la science et d’abord d’un renouvellement de notre compréhension de l’essence de la science...
Thèse 1 : Le NET ne se confond pas avec le seul côté technologique des phénomènes. C’est là une thèse dirigée contre l’Idéalisme technologique, contre le « tout-technologie » théorique qui gouverne la plupart des recherches en ce domaine...
Thèse 2 : Le rapport du technologique à la science est ce qu’il y a de fondamental ou de spécifique dans le phénomène du NET... Le NET tient son originalité du scientifique en lui plutôt que du technologique...
Thèse 3 : Il faut renoncer aux facilités théoriques du faux concept de « techno-science »... Ce vocable est le symptôme d’un problème, celui des rapports exacts de la technologie et de la science, ce n’est pas sa solution comme on le croit... On a, une fois de plus, intériorisé et réquisitionné le scientifique dans le technologique, on l’a laissé impensé pour avoir cru le penser à travers celui-ci.
Thèse 4 : L’Idéalisme technologique se développe sur le fond d’une non-élaboration de l’essence de la pensée scientifique."

LARUELLE, 2020, NET

SCIENCE, Réel Technologie

"Il y a une posture de fond de la science vis-à-vis du réel qui est tout à fait distincte de celle de la technologie à laquelle on la réduit pour mieux l’accuser d’avoir dévoyé et « objectivé » la bonne technique « artisanale » et « humaine ». Autant la technologie produit de l’effectivité plutôt que du réel – une réalité de synthèse et des simulacres qui passent à ses yeux pour le réel authentique, doublure d’un premier réel dont elle décide qu’il est insuffisant –, autant la science connaît le réel sans le produire et produit seulement la « connaissance scientifique » que la technologie réquisitionne et reverse à l’effectivité... S’il y a une frontière, une limite mobile et sans cesse traversée de la philosophie et de la technologie, il n’y en a pas entre celles-ci prises ensemble et la science. Entre elles et la science, il n’y a pas de « frontière », mais une dualité, un « dual » plutôt ou une identité-sans-identification ni synthèse, sans réappropriation unitaire possible, et dont le rapport unilatéral s’exprime en termes de « Détermination en dernière instance ».v

LARUELLE, 2020, NET

TECHNOLOGIE, Philosophie, Interface

"L’affect du NET est le sentiment d’accélération et de complexification croissantes des processus sociaux en général et les effets « idéologiques » qui en dérivent... Il y a une plus grande extériorité ou altérité des effets ou des retombées dans une machine sophistiquée, un matériau nouveau, un découpage plus fin du temps, que dans l’outil simple... De là un mode de croissance multi-dimensionnel qui se propose d’intégrer dans toute nouvelle technologie, si fine soit-elle, le maximum de retombées hétérogènes. La grande loi ou l’impératif est : tout doit être possible, la seule règle est la combinaison maxima des dimensions et des possibles... Les technologies modernes, justement parce qu’elles mettent en jeu des micro-éléments techniques et physiques, produisent des effets de surface étendus. Elles sont performantes, excessives et sensationnelles... Que signifient l’« interface » et la « frontière » ? Le principe de l’interface est le suivant, c’est justement un principe de la raison ou du logos philosophique : entre deux machines ou deux systèmes, si éloignés soient-ils apparemment (ce peut même être deux institutions) on peut toujours introduire une nouvelle machine qui fera la connexion plus directe, plus immédiate, mais aussi plus dense et plus médiatisée, des premières entre elles, et formera ainsi un continuum technologique. La technologie a horreur du vide : elle se confond avec l’innovation elle-même, ce n’est pas seulement un moyen de l’innovation, mais celle-ci même. C’est là sans doute la description de phénomènes biens réels – du moins bien « objectifs ». Mais dans quelle mesure les théoriciens de la technologie, par exemple les philosophes, n’en rajoutent-ils pas sur ce pouvoir de connexion et de formation de systèmes partiels, sur cette possibilité d’innovation, jusqu’à en faire la seule essence de la technologie réelle ? Le NET est un argument supplémentaire à l’idée que l’homme est mort, que c’était une figure historique qui s’efface dans l’excès et la banalisation techniques. C’est peut-être sur ce point que devrait porter une critique radicale."

LARUELLE, 2020, NET

NET, Apriori, Philosophie

"Les définitions cumulatives des technologies sont des symptômes du NET... Nous devons les éviter et faire la théorie de cette indétermination que nous considérons comme positive au sens où un objet scientifique doit l’être... Elle tient non pas tant au fondement scientifique des technologies qu’à leur caractère justement techno-logique, à l’élément de logique philosophique immanente (de continuité, de croisement, d’unité, de sur-détermination, d’identification, etc.) qui traverse les techniques... C’est la tendance au « tout-technologie » en tant qu’elle est inscrite de manière immanente dans la production et le fonctionnement technologiques eux-mêmes... S’il fallait donner la différence spécifique des technologies modernes par rapport aux anciennes « techniques », et la différence spécifique du NET, on dirait que c’est la rencontre de la mathématique et d’un apriori technologique comme pulsion transversale, co-extensive au corps social et se greffant sur la mathématisation du réel... Ce que l’on appelle NET, ce n’est pas seulement la prétention de toute technique à devenir techno-logique et à s’étendre, se continuer, régner, etc., c’est au moins le fait que n’importe quel phénomène est animé par cette pulsion techno-logique (pulsion de la continuation plutôt que « loi de la continuité ») et que celle-ci donne lieu à une généralisation encore supplémentaire sous la forme d’une idéologie technologiste... L’Apriori technologique a donc la forme d’une non-séparabilité, d’un indécidable. D’une part c’est un objet philosophique et peut-être même le principal. D’autre part la techno-logie contemporaine – c’est ce qui la met en état de rivalité (imaginaire ?) avec la philosophie est l’usage scientifique de cet Apriori... Le NET est simplement la confusion de ces deux usages, scientifique et philosophique ou « tout-technologique », de l’Apriori (l’Indécidable). Confusion de son usage réel et de son usage philosophique, c’est-à-dire « idéologique », abstrait de ses conditions d’exercice scientifique et rapporté à soi-même dans un geste classique d’auto-position."

LARUELLE, 2020, NET

TECHNOLOGIE, Apparence objective, NET

"Nous distinguons plusieurs éléments hétérogènes dans le vocable « technologie » dont nous décomposons ainsi l’apparence unitaire : a) le techno-logique comme apriori des technologies et de « la » technologie ; c’est un mélange ou un mixte de la technique et du logos gréco-unitaire ; b) l’usage scientifique du techno-logique, sa réduction ou sa limitation mathématique et physique ; c) l’usage philosophique de cet apriori du techno-logique, usage qui le libère des sciences et le rapporte à lui-même : le technologisme, le tout-technologie. La confusion de ces deux usages définit le NET. Autrement dit « la » technologie et même « les » technologies, ce sont des concepts auxquels rien de réel ne correspond, sinon une apparence objective. Ils n’ont de valeur que nominale et indicative, à l’intérieur de l’illusion unitaire qui prétend reconstituer une pareille sphère autonome de « la » technologie. N’existe réellement à sa manière que cette apparence objective et ce qui la détermine en dernière instance, la science... Cette Apparence techno-logique objective pose l’existence de mixtes techno-scientifiques, et tend à annuler la distinction de l’infrastructure réelle et de la superstructure technologique au profit de celle-ci. Une critique de la Raison technologique rétablit cette distinction."

LARUELLE, 2020, NET