mardi 28 mars 2023

LIVRE, Milieu, Immanence, JABES

(Le destin du livre) Repérons quelques points singuliers et traçons deux lignes de faits, deux courbes divergentes par lesquelles il sort peu à peu de la littérature autant que de la philosophie et entre dans ce qui est encore un autre oubli, un effacement plus secret... D’une part, le livre-marchandise, progressivement quelconque, à valeur d’usage décroissante et proche de la nullité, mais à valeur marchande croissante. Ce n’est pas qu’il cesse d’être défini par des critères culturels, c’est plutôt que ceux-ci rentrent à leur tour dans la circulation d’un unique système à entrées multiples : économiques, politiques, culturelles, médiatique...
Une autre courbe – les structures a priori de l’expérience du livre – un autre destin l’emporte d’une autre manière, mais tout aussi implacablement, hors du champ traditionnellement codé de la littérature et de ses appareils d’écriture, d’édition, de distribution, de critique et de consommation. Mais il ne l’emporte ainsi que pour le remettre avec ceux-ci dans un rapport plus complexe, où l’enveloppement réciproque du livre et de ces pratiques, sans cesser, change de nature parce qu’il est enfin reconnu comme tel... Au-delà de ses propriétés d’objet écrit, fabriqué et lu, etc. – « au-delà » c’est-à-dire entre elles, instituant des unes aux autres non plus ces rapports codés d’identité ou d’exclusion, mais des rapports de réversibilité et d’inclusion – il y a Le livre, le Livre comme il y a, comme rez-du-livre ou plan-de-donation pour l’écriture, la fabrication, la distribution, la lecture... Les écrivains inventent quotidiennement le livre comme plan d’immanence – mais la critique ne le sait pas – c’est-à-dire la littérature et l’écriture en général comme Apparence objective universelle. Telle une grande régularité qui désorganise leur vie pour refaire de toutes ces techniques, d’écriture ou autres, toujours très codées et contraignantes, la consistance d’un grand hasard. Un écrivain atteint son plan ou son principe d’immanence, Le livre, qui est plus et moins que ce que l’on appelle ainsi, lorsqu’il soumet toute son activité à cette règle de la réversibilité : n’importe quel signifiant représente un signifié pour un autre signifiant ; n’importe quel texte écrit représente la critique d’une autre œuvre, etc. La loi de cette réversibilité, c’est donc la coupure et la continuation, ce que l’on appelle l’être-au-milieu-de…. Le livre est à la fois un type et un lieu, un typos et un topos pour la littérature et ses techniques dont cependant il n’est pas absolument séparable, sorte de corps qui reçoit les dimensions infinies par lesquelles il cesse de relever exclusivement de l’activité littéraire – l’un de ses sous-systèmes ou son moyen principal – et renverse (re-verse) son rapport à celle-ci. Corps infini du livre, hanté par des sujets larvaires, forcenés et hasardeux dont la passion, en tant du moins qu’elle est unique et qu’elle les jette-au-livre, qu’elle est l’affect de l’être-au-livre ou de l’être-au-milieu-du-livre, n’est plus de « faire » de la littérature ou des livres, mais d’implanter la littérature, l’écriture sur le corps du livre, c’est-à-dire « au-milieu-du- » livre... Cette seconde manière d’excéder la représentation littéraire mérite d’être appelée le « livre-jabès ». Jabès n’est pas le seul écrivain que le fantasme du livre « comme tel », de l’être-au-milieu-du livre aura ébloui et dénudé. Mallarmé, Blanchot, d’autres…. Mais lui construit une œuvre sur l’épuration de ce fantasme, sur le souci du livre « comme tel ». Plus exactement, l’œuvre de Jabès se situe à l’intersection de cet exhaussement gréco-occidental du livre comme plan d’immanence de la littérature, et de l’interprétation juive de la transcendance du livre, de son néant, de son illisibilité. À l’intersection – au chiasme peut-être – du souci pour le livre comme Être de l’être-au-livre, et de la passion juive pour le livre et sa hauteur...
Le livre sort ainsi des bibliothèques comme il sort de cette institution qui s’appelait la littérature, en empruntant deux voies opposées : comme livre-marchandise et comme livre-jabès... L’écrivain, le lecteur, l’éditeur s’engagent dans leur devenir lorsqu’ils s’installent à la jointure du devenir-marchandise du livre et du livre-jabès, qui est sa limite à la fois relative (déplacée) et absolue (indéplaçable, la transcendance absolue du rez-du-livre). L’histoire du livre trouve son espace de jeu, à la fois étroit et incirconscrit, dans l’articulation où s’entrecroisent le biblio-engineering dont il est urgent de prévoir la montée en puissance, et la résistance à la fois relative et absolue que lui oppose le retrait bibliomisique... L’écrivain et l’éditeur n’ont pas une tâche identique, mais ils ont la même tâche, assurer le passage, effectuer la transition du livre-essence au livre-marchandise, implanter le second dans l’entre-deux du premier, avec les effets critiques que cette opération ne peut manquer de produire. 

LARUELLE, 2020, NET