mardi 28 mars 2023

LIVRE, Technologie, Topologie

On pose en général le problème du livre sous une forme « bibliocentrique » : on le suppose exister en lui-même, sous un état-civil et ses identités substantielles et logocentriques ; puis on se demande ce qu’il devient, maintenant qu’il est plongé dans l’élément supposé hétérogène des « nouvelles technologies ». De là le fantasme inévitable de sa mort. Mais réduit à son contenu phénoménal réel, le problème se pose autrement et brise au moins partiellement ce bibliocentrisme. Il n’y a pas d’« application » des nouvelles technologies, mais devenir-technologique immanent du livre qui se distribue et s’immerge dans des réseaux qui le cernent de l’intérieur aussi et pas seulement de l’extérieur. Il suffit de le mettre dans le voisinage des technologies, de le regarder sous cet attribut, pour découvrir qu’il peut de toute façon être interprété à son tour de cette manière et qu’il ne fut jamais autre chose qu’un devenir-technologique. Sous cette hypothèse, le livre est un « réseau technique » fait de fonctions et d’usages très différents mais partiels et accolés. C’est une machine – machine à classer, archiver, économiser, stocker et distribuer du savoir, une manière spécifique de le sérier, le réfléchir, l’écrire, le consulter...
Une bibliologie sur cette base technologique serait fondée au moins sur deux axiomes qui semblent caractéristiques de toute distribution technologique de phénomènes quelconques : a ) entre deux livres, on peut toujours en insérer – en écrire, en lire, etc. – un troisième ; tout livre peut servir d’interface entre un autre et un second, ou bien entre un autre et d’autres phénomènes non bibliologiques. b ) Si, entre deux livres, il y a toujours une place occupable par un troisième, cette place est unique, mais en un sens spécial : son identité n’est pas substantielle (spatiale, alphabétique, thématique, etc.) mais relationnelle et topologique. À la limite de son devenir-technologique, la place du livre (et le livre lui-même) est le « rapport » ou la différence de deux places ; et par conséquent, un livre est toujours le rapport indivisible de deux livres. Il fut toujours, il est de plus en plus difficile de décider de ce qui est un livre, mais cela n’est pas non plus absolument indécidable. Un livre est semi-décidable (« discernable »), semi-indécidable (« indiscernable »). Pour décider en effet entre deux livres, il faut un système de règles. Celui-ci étant consigné dans un troisième livre, comment décider entre le second et le troisième, etc. ? À la limite, on peut énoncer l’axiome suivant : n’importe quel livre représente une règle d’usage possible d’un autre livre... Le livre a des voisinages, mais, plus profondément, il est lui-même un voisinage pour d’autres choses ou d’autres livres indifféremment. Rien que des « jeux » semi-indécidables, voilà ce que deviennent, sous cet angle, les bibliothèques, les entrepôts de stockage, les maisons d’édition, les librairies, etc. La vérité de ces axiomes est celle du devenir-technologique du livre. Ils sont la formule d’une tendance, d’une régularité qui correspond à une idéalité technologique qui appartient au livre, mais qui ne définit pas son essence.

LARUELLE, 2020, NET