En quoi le livre est-il une machine qui pense ? Si c’est une machine, on peut toujours poser la question : peut-elle simuler, au moins, et de manière indécidable, une pensée humaine ?... Mais il y a aussi un corollaire – plus banal – de cette question : peut-on simuler, par des moyens dits artificiels, le livre, ses effets et ses affects ?... Si le livre est lui-même une machine, il y a toutes les raisons de supposer possible l’agencement d’une machine plus puissante et suffisamment universelle pour imiter le livre ? La première et principale question exige une réponse de type critique. En général – pour le livre comme pour n’importe quelle machine – la question est mal posée : de manière abstraite ou tronquée qui témoigne de la stratégie traditionnelle du philosophe sur les machines. La question elle-même est abusive : on pose le problème en termes de concurrence et de hiérarchie entre un homme auquel on accorde subrepticement toute l’intelligence possible et toute la philosophie possible, toutes les possibilités de ce que l’on suppose être l’essence de la pensée ; mais à la machine on n’accorde que sa solitude : justement on abstrait du continuum techno-biblio-logique une machine. Or une ou la machine n’existe pas, ni comme chose ni comme concept : n’existent que des continuums dispersés de machines « partielles ». Et de ce point de vue, la partie est beaucoup plus égale. Il faut même accorder que les machines, leurs réseaux pensent aussi bien, non pas que l’homme lui-même – car savons-nous ce que c’est que l’homme, le sujet ? – mais que, dans l’homme, la philosophie. Les réseaux technologiques et les réseaux philosophiques, voilà ce qui est comparable : le reste est abstrait.
LARUELLE, 2020, NET