Arracher le marxisme à la métaphysique est une illusion tant qu'il n'est pas arraché à la suffisance philosophique, croyance au Réel et désir du Réel. Changer réellement de terrain, c'est admettre l'être-donné du terrain, et c'est acquérir axiomatiquement un nouvel objet, la pensée-monde comme unification du capitalisme et de la philosophie. Depuis le terrain du Réel radical, forclos à la théorie, on peut identifier dans le matériau marxiste la droiture d'une intention théorique d'unification intime de la science et de la philosophie. Ce qui est proposé avec le non-marxisme, c'est un minimalisme, mieux une paupérisation du marxisme. Comment faire de la philosophie un simple apport, à égalité aux autres, dessaisi de sa suffisance, sinon en la déterminant en-dernière-instance par un Réel non-politique autant que non-scientifique et que non-philosophique ? Le non- ne peut avoir ici d'autre "contenu" que l'immanence radicale du Réel. (2000)
Lexique des Termes Premiers utilisés par François Laruelle dans le cadre de la "Non-Philosophie" ou "Philosophie non-standard". Résumés ou extraits.
mercredi 23 février 2011
MARXISME > Philosophie
Le marxisme entretient avec la philosophie un rapport à la fois interne et externe. Il est d'abord philosophique par ses références hégéliennes et plus profondément par son fond platonicien refoulé. Il comporte aussi une face anti-philosophique, mais qui se complète toujours d'une pratique idéaliste-philosophique… Sa normalisation philosophique, opérée dès Marx, constitue au fond sa déviation principale. Elle se déploie sur un axe qui va de la tradition marxiste-léniniste comme philosophie à l'usage du prolétariat, jusqu'au refus du même léninisme, par le retour à l'immanence soit des textes (Althusser) soit de la force de travail (Henry).
Mais quelque soit son mode de normalisation, le marxisme demeure davantage une interprétation du Monde qu'une transformation du Monde. Marx est un "non-philosophe" dans la stricte mesure où la philosophie peut toujours se dénier elle-même sous la forme du matérialisme, pas au-delà. (2000)
MARXISME > Symptôme
La position marxiste dans la philosophie est le symptôme d'une posture plus universelle (uni-verselle) que la philosophie. La doctrine marxiste et sa tradition sont prises ensemble comme un symptôme d'un statut inséparablement théorique et expérimental. Le concept fondamental de la syntaxe qui nous sert de symptôme est celui de la détermination-en-dernière-instance, propre au matérialisme historique, tandis que le concept du Réel qui nous sert de symptôme est celui de la matière et de son immanence, propre au matérialisme dialectique. En plus de cette fonction de symptôme, tout le système d'axiome du marxisme est déplacé uni-latéralement de la fonction de détermination (tenue ici par la non-philosophie) à celle de cause occasionnale.
MARXISME > Théorie
Il importe de retrouver l'axe probable du marxisme comme style théorique émergent et universel. De son côté Marx découvre pratiquement la théorie unifiée de l'histoire-société, mais il la restreint d'emblée à cet objet et surtout il ne l'extrait pas d'une primauté principielle de la philosophie. Le non-marxisme conserve le type général d'hypothèse selon lequel le Réel détermine en-dernière-instance la théorie qui lui est adéquate, mais en le transférant sur le terrain du Réel immanent. Enfin le non-marxisme maintient la Théorie comme unification de la philosophie et de la science, mais cette fois sans les synthèses abstraites de la philosophie (par exemple la distinction du matérialisme dialectique et du matérialisme historique). (2000)
MARXISME > Non-philosophie
Plusieurs transformations de type non-philosophique sont nécessaires pour débarrasser le marxisme des antinomies philosophiques qui l'encombrent. 1) Une uni-versalisation du concept de "base" ou d'infrastructure, sous forme d'une immanence radicale (présupposé "réel"). 2) Une uni-versalisation syntaxique, sous la forme d'une axiomatisation de la causalité dite "DDI" (causalité autre que matérielle). 3) Une théorie unifiée de la science et de la philosophie. 4) Une unification toujours en-dernière-instance des autres antinomies comme théorie et pratique, etc. 5) Une levée de la suffisance philosophique et une critique de l'hallucination-monde, qui va au-delà de la critique de l'idéologie. 6) Une transformation du concept de "science (historique) de l'idéologie" vers une "science transcendantale" identiquement scientifique et philosophique de la pensée-monde. (2000)
mardi 22 février 2011
MARXISME > Conjoncture
Le marxisme, une doctrine qui a échoué ? Il n'est pas question de laisser aux déserteurs (du marxisme ou de la pensée en général), ni inversement aux tenants du "retour", le soin de commenter le supposé échec du marxisme. La bonne démarche ne doit pas être de fuir le marxisme mais d'aller vers lui, et l'assumer dans une posture susceptible de donner l'explication de cet échec comme d'une nouvelle conjoncture. Les échecs du marxisme sont multiples, hétérogènes et incommensurables. Un échec de type scientifique ? En fonction du critère de Popper, l'hypothèse de son universalité aurait été contredite expérimentalement et infirmée, mais pour cette raison même elle conserverait sa positivité scientifique et ne serait pas la sanction d'une thèse métaphysique sur l'histoire. Un échec de type philosophique ? S'il y a une obsolescence philosophique du marxisme, elle n'a pas plus de validité que l'obsolescence continue des décisions philosophiques qui forment la tradition. Comme philosophie, le marxisme n'a pas d'objet, sinon l'Etre (comme matière), mais il veut aussi intervenir dans l'histoire qu'il ne fait que transcender ; c'est pourquoi l'échec était inévitable, mais ce n'est pas l'échec qui est mauvais, c'est la croyance qu'une philosophie particulière (le matérialisme dialectique) était la philosophie pour le prolétariat et donc pour l'homme. Or le marxisme n'est ni une science ni une philosophie séparées, mais l'unité des deux sur le mode encore divisé de la philosophie.
Pour nous la conjoncture adéquate est le marxisme inséparable de son échec autant qu'irréductible à lui : son échec supposé cesse d'être une simple supposition pour acquérir la réalité d'une conjoncture universelle. C'est donc notre conception mondaine de la conjoncture comme "historique" que nous devons transformer par une conjoncture qui ait la forme du Monde. Peut-être l'échec du marxisme est-il plus profond que son seul passage à l'acte ou au réel de l'histoire, peut-être y a-t-il un échec plus profond qui relève d'une illusion transcendantale propre à ce genre de théories encore dominées par la philosophie ? Le concept strictement marxiste de la conjoncture (lui-même historiciste, par exemple l'argument d'une "nouvelle donne capitaliste") ne peut expliquer l'échec. Il importe de forger un concept nouveau de la conjoncture, non plus comme simple accident ou présent historique mais comme mode de la pensée-monde, capable de servir de matériau non-historique, lui-même universel, au non-marxisme. Co-existant avec l'horizon du marxisme, lui co-appartenant, l'échec remplit alors une nouvelle fonction dite "occasionnale", non de simple occasion historique pour "renouveler" le marxisme à la manière des néo-marxistes, mais de causalité théorique ou d'invention d'un non-marxisme, d'une répétition-sans-retour.
La nouvelle occasionnalité définie est davantage qu'une simple opportunité (révision, refonte, etc.) : il ne s'agit plus d'intervenir (sur) mais d'inventer (à partir de). Il faut une découverte "inactuelle" (un Réel non-matériel et non-historique) pour faire apparaître son actualité future, à inventer. On ordonnera l'ensemble du matérialisme historique et dialectique non pas directement à cette nouvelle infrastructure mais à une théorie selon celle-ci et qui usera du marxisme comme d'un matériau de symptômes et de modèles restreints pour l'élaboration de ses propres catégories. Le marxisme est une théorie universelle du Monde, mais avortée, encore sous l'emprise d'une téléologie philosophique ; le problème de sa radicalisation sera d'isoler ce noyau d'universalité symptômale. (2000)